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Et lui disait : « Mais tu ne m’as jamais dit exactement ce que tu ressentais », et elle répliquait : « Même si je te l’avais dit, tu n’aurais pas écouté, de toute manière », et il fermait les yeux, poussait un profond soupir et répondait : « Qu’est-ce que tu en aurais su, Carol... dis-moi, qu’est-ce que tu en aurais su, si j’avais écouté ? », et puis l’un d’eux – peu importait lequel – mentionnait le nom de Jess, et à cet instant, les choses se calmaient. De toute évidence, Jess était peut-être la seule raison qui faisait que Ray Hartmann et Carol se parlaient encore, et peut-être était-ce ce qui leur faisait garder espoir que, d’une manière ou d’une autre, quelque chose pouvait être sauvé de leurs treize années de vie commune. Après tant d’années à vivre côte à côte, à respirer le même air, à manger la même chose, à partager le même lit, une séparation, c’était comme perdre un membre et, en dépit des heures passées à vaguement tenter de se convaincre que le membre était malade, qu’il fallait l’amputer, qu’ils n’auraient jamais pu survivre en le gardant à sa place, la vérité continuait de les hanter : ils ne se sentiraient jamais aussi bien avec personne d’autre. Et même si c’était mieux au lit, même si les plaintes étaient différentes, ils ne pourraient s’empêcher de comparer et de constater que cette nouvelle personne n’était pas la bonne.

Ainsi allaient toutes leurs conversations ces temps-ci : récriminatoires, amères, pleines de rancoeurs, vives et sans détour. Et ils se téléphonaient toujours quand Jessica n’était pas là, parce qu’elle aussi, du haut de ses 12 ans, était un être humain et était attentive à ce qui se passait entre ses parents. Carol Hartmann, qui était séparée de son mari depuis maintenant près de huit mois, appelait toujours quand Jessica était sortie avec des amis ou passait la nuit ailleurs ou lorsqu’elle était à ses répétitions d’orchestre ou à la gym. Et Ray Hartmann – l’homme au coeur brisé qui s’était mis la main en sang en défonçant d’un coup de poing la porte du placard de la cuisine ce soir du 28 décembre – répondait au téléphone et s’asseyait au bord de son lit, il entendait la voix de sa femme et était certain que jamais rien dans sa vie ne lui manquerait plus qu’elle. Trois jours après Noël, nom de Dieu, bourré et odieux et gueulant quelque connerie débile, et Jessica qui pleurait et qui s’était précipitée vers sa mère parce que papa avait encore pété les plombs. Et ce n’était jamais à cause de Jessica, ni à vrai dire à cause de Carol, qu’il avait épousée par une belle matinée de février 1990. C’était à cause du boulot, du stress lié au boulot, de la manière qu’avait le boulot de transformer ce que vous étiez, ce que vous aviez toujours imaginé pouvoir être, et il aurait fallu une femme sacrement exceptionnelle pour pouvoir encaisser les tempêtes que Ray Hartmann faisait souffler, parfois c’était Ray Hartmann l’Ouragan, suffisamment puissant pour abattre les arbres et arracher les toits. Mais pendant treize ans, elle y était arrivée, et même si toutes ces années n’avaient pas été difficiles, elles avaient tout de même eu leurs crises. Ray Hartmann, qui était enclin aux sautes d’humeur, ne savait plus combien de fois sa femme l’avait regardé depuis l’autre côté de la pièce avec une expression incrédule et terrorisée, craignant au fond d’elle-même que cette fois, juste cette fois, il ne fît quelque chose qu’ils regretteraient tous sérieusement. Mais il s’était toujours retenu, jusqu’à cette soirée du 28 décembre, quand il avait foutu en l’air la prétendue harmonie de leur foyer et qu’il s’était mis à brailler comme une sirène de pompiers et, tout d’un coup, il s’était retrouvé là, le sang dégoulinant de son poing et tachant le linoléum, et sa femme et sa fille lui avaient toutes les deux hurlé de sortir de la maison et de ne pas revenir. Meurtries, voilà ce qu’elles avaient l’air d’être ; spirituellement meurtries.

Alors, il avait quitté la maison ce soir-là, principalement poussé par la honte et par son éternelle peur de ce dont il était capable, et il avait parcouru sept pâtés de maisons dans la neige jusqu’aux urgences, où on lui avait nettoyé et pansé le poing avant de l’envoyer cuver sur un lit roulant. Quand il s’était réveillé avec un goût de copeaux de cuivre dans la bouche, ce qu’il avait fait lui était revenu en mémoire, et lorsqu’il avait appelé et que personne n’avait répondu, il avait compris que Carol avait emmené Jessica chez sa grand-mère. Il était retourné chez lui pour récupérer quelques affaires. Puis il avait logé trois jours dans une chambre de motel et était resté sobre. Après quoi, il avait loué un appartement dans Little Italy, dans le sud de Manhattan, un trois pièces aux murs gris dont les fenêtres surplombaient le parc Sarah-Roosevelt, et il s’était fait porter pâle au boulot et avait passé quarante-huit heures d’affilée à se demander pourquoi il était un tel connard.

Leur maison, le foyer des Hartmann, se trouvait dans Stuyvesant Town, et quand il lui arrivait de passer en voiture dans la rue où sa femme et sa fille se trouvaient, il ne posait jamais les pieds sur le perron, il n’actionnait pas la sonnette dans l’espoir d’entendre des bruits de pas dans le couloir. Il avait trop honte, se méprisait trop, et il passait à chaque fois trois ou quatre semaines de plus à se flageller avant de trouver le courage d’appeler Carol.

Le premier coup de fil avait été difficile : de longs silences tendus qui s’étaient achevés sur une note amère.

Le deuxième, quinze jours plus tard, avait été légèrement plus chaleureux. Elle lui avait demandé comment il allait, et il avait répondu : « Sobre, sobre depuis le 28 décembre », et elle lui avait souhaité bonne chance, ajoutant qu’elle n’était pas prête pour quoi que ce soit de « compliqué », que Jessica se portait bien, qu’elle l’embrassait, et que la semaine précédente elle avait été choisie pour mener l’équipe de gymnastique pour la fête annuelle.

Au troisième coup de fil, six jours plus tard, Carol avait laissé Ray Hartmann parler à sa fille. « Salut, papa.

— Salut, mon chou.

— Tu vas bien ?

— Bien sûr ma chérie. Ta mère m’a dit que c’est toi qui allais mener l’équipe de gym à la fête annuelle ?

— Oui. Est-ce que tu pourras venir ? » Ray était demeuré un moment silencieux.

— Papa ?

— Je suis là, Jess, je suis là.

— Alors, tu pourras venir ?

— Je ne sais pas, Jess, je ne sais pas. Ça dépend un peu de ce qu’en dira ta mère. »

Cette fois, ça avait été au tour de Jess d’être silencieuse. « OK, je lui en parlerai, avait-elle fini par dire.

— D’accord, ma chérie, parle-lui-en. »

Puis Ray avait entendu le son de sa propre voix se briser et il avait craint de fondre en larmes s’il continuait de parler à sa fille, alors il lui avait dit qu’il l’aimait plus que tout au monde et avait demandé à reparler à sa mère.

« Ne va pas à la fête, Ray, avait déclaré Carol d’un ton neutre. Il est trop tôt pour que moi ou Jess te voyions.

— Trop tôt pour toi... mais pour Jess ?

— Ne recommence pas, Ray, ne recommence pas, d’accord ? Faut que j’y aille. Je dois emmener Jess chez le coiffeur. »

Et le coup de fil s’était achevé ainsi, Ray Hartmann avait raccroché et s’était demandé pourquoi – alors que tout se passait visiblement bien – il avait dû se comporter une fois de plus comme un connard.

37 ans, en congé maladie, terré dans cet appartement minable de Little Italy pendant que la femme qu’il avait épousée treize ans plus tôt emmenait sa fille de 12 ans se faire couper les cheveux.

Ce qu’il aurait donné pour l’emmener lui-même.

Tu ne le faisais jamais quand tu étais à la maison, observa une voix intérieure, et il coupa court, car il savait de longue expérience qu’écouter de telles voix était la route qui menait à la folie, et cette route ne passait que par un seul endroit : par le goulot d’une bouteille, et c’était ce genre de conneries qui l’avait mis dans la merde dans laquelle il se trouvait maintenant.

Ray Hartmann était une énigme. Né à La Nouvelle-Orléans le 15 mars 1966. Un frère cadet, Danny, né le 17 septembre 1968, tous les deux aussi proches que devraient l’être deux personnes partageant la même chair et le même sang. Ils allaient partout ensemble, faisaient tout ensemble, Ray était le meneur, et Danny l’admirait, lui pardonnait toutes ses fautes, le regardait avec de grands yeux émerveillés, comme semblent le faire les frères cadets, et ils avaient des ennuis, des rêves de jeunes gamins, ils balançaient des cailloux et des bombes à eau, ils se baignaient à poil et séchaient l’école pour aller attraper des grenouilles dans les marécages... toutes ces choses, et ils vivaient à cent à l’heure, avec frénésie, comme s’ils avaient voulu qu’il ne reste rien le lendemain. C’était toujours Danny et Ray, Ray et Danny, comme une litanie, un mantra de la fraternité.

Puis tout avait pris fin. Le 7 juillet 1980. Danny avait 11 ans, c’était un gamin ardent, enthousiaste, ébloui par la magie de tout, et il était passé sous les roues d’une voiture dans South Loyola. Le type ne s’était pas arrêté et Danny avait eu les jambes écrasées et la tête enfoncée, et plus le moindre souffle ne s’échappait de son minuscule corps brisé quand Ray était arrivé et avait vu que son frère était mort.

Ray, 14 ans, agenouillé sur le trottoir avec le corps de son frère en travers des cuisses, n’avait pas prononcé un mot, pas versé une larme, et même quand les secouristes étaient arrivés et avaient tenté de les séparer ils n’avaient rien pu faire d’autre que les emmener tous les deux, les porter comme s’ils ne faisaient qu’un jusqu’à l’arrière de l’ambulance... Ray et Danny, Danny et Ray, à la vie, à la mort. Pour toujours.

Ils n’avaient pas allumé la sirène, car ils n’avaient pas besoin de sirène quand le passager était mort.

Le père des garçons n’était pas là pour réconforter l’aîné vu que lui aussi était mort, à l’automne 1971, d’un infarctus qui aurait pu terrasser un cheval. Un homme grand, un homme fort, un bagarreur au dire de tous, mais il buvait comme un buffle à une oasis, et Ray avait songé que c’était peut-être de là que venait son penchant pour l’alcool, mais il s’était dit que non, car sa connerie n’avait rien de génétique. Alors, la mère avait tout assumé, ils s’étaient serrés les coudes, et elle avait tenu le coup jusqu’à ce que le petit dernier se fasse écraser par une Pontiac Firebird dans South Loyola. Le chauffard avait fini par se faire attraper, il était ivre, et on avait su que c’était lui car il y avait du sang et des cheveux du gamin sur la calandre. La mère s’était accrochée jusqu’à ce que Ray passe sa licence et puis elle aussi était morte, en mai 1987. Causes naturelles, qu’ils avaient dit. Ben voyons. Des causes naturelles comme un coeur brisé et trop de chagrin, et pas suffisamment de vie pour avoir la force de continuer face à une telle adversité. Ce genre de causes naturelles.

Ray s’était engagé dans la garde nationale, où il sauvait à coups de pelle des gens coincés sous des congères et cirait des bottes le week-end ; il s’était mis à picoler trop souvent et s’était fait réformer avant de se tirer une balle ou de descendre quelqu’un. Il avait eu un boulot régulier pendant six mois puis avait déménagé à New York en février 1988. Même maintenant il ne comprenait pas pourquoi il avait choisi New York. Peut-être pour la simple raison que c’était la ville qui lui semblait la plus différente de La Nouvelle-Orléans. Il s’était mis à étudier le droit, à l’étudier chaque heure que Dieu faisait, comme s’il allait y trouver une réponse. Il ne l’avait jamais trouvée, mais il avait trouvé un cabinet qui l’avait embauché en tant que stagiaire et il s’était péniblement frayé son chemin dans le système des tribunaux itinérants, s’était inscrit au barreau, était devenu avocat de l’assistance judiciaire et avait tenté de tirer un sens des erreurs que les gens commettaient trop facilement. C’est alors que la sous-commission judiciaire du Sénat avait lancé les programmes d’intégration, affectant des avocats de l’assistance judiciaire dans les commissariats de police pour que ceux-ci servent de filtre et soulagent les tribunaux. Cette décision avait été motivée par un souci d’économie et, dans une certaine mesure, elle avait fonctionné. Au cours de ce programme, Ray Hartmann avait rencontré Luca Visceglia, l’un des enquêteurs qui avaient permis l’arrestation de Kuklinski. Richard Kuklinski était une star parmi les stars. Recruté par la famille mafieuse Gambino, son audition avait consisté en un test très simple : il avait été emmené en voiture hors de New York, baladé dans des rues ordinaires où marchaient des gens ordinaires, et d’un simple mot, un homme avait été désigné au hasard, un homme qui promenait son chien, qui ne faisait de mal à personne, qui pensait peut-être à un cadeau d’anniversaire qu’il devait acheter, peut-être au dîner de fiançailles de sa fille. La voiture avait ralenti, Kuklinski en était descendu et, après avoir fait une demi-douzaine de pas, il s’était retrouvé face à l’homme, avait levé son arme et l’avait abattu. C’était tout ce que les Gambino attendaient de Kuklinski, et Kuklinski avait été accepté dans le gang.

Kuklinski, qui vivait avec sa femme et sa famille dans une rue calme de Dumont, dans le comté de Bergen, recevait ses ordres de Roy DeMaio, le chef de la mafia dont le bureau était situé au Gemini Lounge à Brooklyn.

Au cours des trois années qui avaient suivi, les forces spéciales de lutte contre le crime organisé dans le New Jersey avaient concentré leurs efforts sur l’arrestation de Kuklinski. Au début des années 1980, quand Paul Castellano et la famille Gambino avaient été à l’origine d’une collaboration entre les forces spéciales et l’ATF – le bureau chargé de la mise en application des lois sur l’alcool, le tabac et les armes à feu –, Castellano avait mentionné son inquiétude concernant Roy DeMaio. Il craignait que DeMaio ne parle et ne rejoigne « le mauvais camp ». DeMaio se comportait d’une façon de plus en plus paranoïaque, et donc, en 1983, son corps avait été retrouvé dans le coffre d’une voiture. Ça faisait une semaine qu’il y était. Plus tard, bien plus tard, alors que Kuklinski était enfin enfermé dans la prison d’État de Trenton, il avait dit de la mort de DeMaio : « Ça n’aurait pas pu arriver à une personne plus gentille... si quelqu’un devait mourir ce jour-là, c’était le jour parfait pour que ce soit lui. »

Les forces spéciales, assistées du FBI, avaient affecté à l’affaire un agent infiltré nommé Dominick Polifrone. En se faisant passer pour un tueur à gages, un associé de New York nommé Dominick Michael Provenzano, il avait réussi à faire parler Kuklinski, et lorsque ce dernier se mettait à parler, il était du genre à aimer le son de sa voix. Ça avait été ces enregistrements qui avaient finalement permis de le coincer, et tandis que la police et les forces spéciales estimaient que Kuklinski avait dû tuer environ quarante personnes, lui-même évaluait son tableau de chasse à plus de cent victimes. C’était un type occupé. Tout comme son jeune frère Joey, qui purgeait déjà perpète à Trenton pour avoir violé et étranglé une gamine de 12 ans, gamine qu’il avait traînée sur deux toits contigus avant de la balancer, avec son chien, sur le trottoir douze mètres plus bas. Peut-être qu’ils avaient ça dans le sang, peut-être – comme le suggéraient les profileurs du FBI – certaines « dynamiques situationnelles » avaient-elles poussé les frères Kuklinski dans cette direction.

Il avait fallu attendre le 4 juin 2002 pour que les procureurs fédéraux et ceux de l’État de New York poursuivent dix-sept membres et associés de la famille criminelle Gambino. Les chefs d’inculpation incluaient le racket, l’extorsion, l’usure, la fraude électronique, le blanchiment d’argent et la corruption de témoin. Et c’était au cours de ce déferlement de violence que Ray Hartmann avait fait son baptême du feu. Luca Visceglia était au coeur des événements, c’était l’un des enquêteurs fédéraux chargés d’interroger les membres des familles criminelles. Ray transcrivait les entretiens, archivait les cassettes, faisait l’inventaire des pièces à conviction, classait photos et vidéos, et il en avait appris un paquet sur ce que ces gens avaient fait et pourquoi ils l’avaient fait. Fasciné par les mobiles sous-jacents de telles actions, il s’était plongé dans des ouvrages tels que Enquêter sur des crimes de Stone et DeLuca, Principes fondamentaux de l’investigation criminelle de Charles et Gregory O’Hara, et Enquête criminelle pratique de Geberth. Quand Visceglia avait été nommé directeur d’enquête adjoint de la sous-commission judiciaire du Sénat sur le crime organisé, on lui avait demandé de choisir son personnel. Il avait sélectionné Ray Hartmann, qui s’était bientôt rendu indispensable. Le plus ironique, c’est que si le stress lié à son travail allait finir par provoquer sa séparation d’avec sa femme, ça avait été au cours de l’une de ces enquêtes frénétiques qu’il avait rencontré Carol Hill Wiley. Pendant l’été 1989, alors que Visceglia, Hartmann et les trois autres membres de leur équipe étaient installés au bureau du procureur de New York, on leur avait demandé de reclasser tout le matériel lié au triple meurtre de Stefano Giovannetti, Matteo Cognotto et Claudio Rossi. Giovannetti, Cognotto et Rossi étaient eux-mêmes des soldats pour une branche de la famille Genovese. Ils agissaient sous les ordres d’Alessandro Vaccorini, l’un des bras droits de Peter Gotti, et avaient commis à eux trois au moins dix-sept meurtres connus. Ils vivaient ensemble, travaillaient ensemble et ils quittaient ensemble la périphérie de Brooklyn dans une Lincoln Towncar quand des crève-pneus avaient soudain immobilisé leur véhicule. Des témoins situés derrière la barrière qui longeait l’autoroute avaient donné des comptes rendus divers selon lesquels quatre à neuf hommes avaient braqué leurs fusils semi-automatiques vers la voiture et l’avaient transformée en écumoire à spaghettis. Le chauffeur et ses trois passagers avaient été réduits en charpie.

Les photos noir et blanc de la scène de crime ne pouvaient rendre compte de ce que les enquêteurs avaient trouvé lorsqu’ils avaient bloqué l’autoroute et s’étaient rendus sur les lieux.

Carol Hill Wiley, une New-Yorkaise de 22 ans, brune, menue, yeux verts, dotée d’un sens de l’humour caustique et d’un sourire à tomber raide, était en mission sous l’égide du programme de formation de la Cour suprême de New York pour les stagiaires juridiques et les secrétaires. Elle avait elle-même étudié le droit et ambitionnait de posséder son propre cabinet à 30 ans, objectif qu’elle aurait poursuivi coûte que coûte si son coeur n’avait été ravi par Ray Hartmann, un homme apparemment réservé et pourtant étrangement fascinant. Hartmann, pour autant qu’elle pût en juger, était bel homme : un mètre soixante-dix-huit ou quatre-vingts, cheveux d’un blond roux et yeux bleus, avec une sorte d’expression dévastée qui indiquait qu’il avait survécu à une expérience douloureuse. Rassemblés par les obligations du devoir, Carol et Ray avaient passé bien des soirées dans le bureau faiblement éclairé situé à l’angle d’Adams et de Tillary dans Brooklyn Heights, juste à l’ombre du bâtiment de la Cour suprême. L’après-midi, ils allaient déjeuner à Cadman Plaza, où – coincés entre les ponts de Manhattan et de Brooklyn sur leur droite et la voie express qui reliait le Queens à Brooklyn sur leur gauche – ils avaient appris à se connaître. Et c’est devant le musée des Transports que Ray Hartmann avait pour la première fois embrassé Carol Hill Wiley par un mardi froid de la fin décembre 1989. Ils s’étaient mariés le 10 février 1990, avaient emménagé dans un appartement proche de Lindsay Park à Williamsburg et y étaient restés jusqu’à ce que Carol tombe enceinte. Puis, alors que Carol venait d’entamer son deuxième trimestre de grossesse, ils avaient acheté un trois pièces dans un petit immeuble de deux étages à Stuyvesant Town, de l’autre côté de l’East River. Malgré le long trajet qu’ils devaient effectuer chaque jour en empruntant le pont de Williamsburg, Ray et Carol Hartmann avaient trouvé une petite compensation dans le fait que Carol avait été intégrée à l’unité de Luca Visceglia. Au moins, ils pouvaient aller au bureau ensemble, travailler ensemble, et le soir, rentrer ensemble à la maison.

Les choses avaient continué ainsi jusqu’à la naissance de Jessica, puis Carol avait décidé, sans la moindre pression de la part de Ray, qu’elle serait plus heureuse à jouer les mères au foyer qu’à examiner des photos de corps démembrés, calcinés, noyés et décapités. Ils vivaient correctement, sans pour autant rouler sur l’or, et personne n’aurait pu dire que le manque d’argent avait contribué à la dissolution de leur mariage. En fait, il aurait peut-être été plus précis d’affirmer que cette dissolution avait été provoquée par une combinaison de facteurs des deux côtés. Ayant quitté son emploi au bureau du procureur, Carol avait progressivement commencé à se dissocier de son travail. Elle avait peu à peu oublié la manière dont les sons, les images et les mots pouvaient vous hanter, où que vous soyez. Ray continuait de travailler et d’affronter cette situation chaque jour, et il était aisé de se laisser envahir par les ténèbres qu’un tel travail impliquait. Carol passait ses journées à s’occuper de Jessica, une enfant remarquablement vive et enthousiaste, et dès que Ray franchissait la porte d’entrée, elle le régalait des nombreux miracles qu’elle avait observés chez leur fille pendant la journée. Ray, oublieux du monde dans lequel vivaient les autres, était souvent absent, sec, brusque et guère intéressé. Il s’était mis à boire, juste un petit verre de scotch pour arrondir les angles en rentrant à la maison, rien qu’un verre avant le dîner, puis c’était devenu un petit verre de scotch et une bière, et puis il avait commencé à s’enfermer dans le salon pour regarder la télé avec un pack de bières posé par terre à ses pieds.

En juillet 1996, il s’en était pris à sa fille de 5 ans. Celle-ci, souhaitant montrer à son père une peinture qu’elle avait faite, n’arrêtait pas de frapper à la porte du salon, et Ray – qui souffrait d’une migraine que ni les antalgiques ni la bière ne parvenaient à faire disparaître – avait brusquement ouvert la porte et gueulé :

— Qu’est-ce que tu veux, putain de merde ? »

Jessica, anéantie, en larmes, ne comprenant pas ce qu’elle avait pu faire pour provoquer une telle réaction, s’était précipitée auprès de sa mère. Carol n’avait rien dit. Pas un mot. Mais un quart d’heure plus tard, elle avait mis quelques affaires dans un sac et quitté la maison.

Ray Hartmann était tombé dans l’abîme ; l’abîme des alcooliques où tout n’est plus que reniement, apitoiement sur son sort, autoflagellation, haine de soi et larmes. L’expression sur le visage de Carol avait été aussi saisissante et soudaine qu’une injection d’adrénaline, et elle avait incité Ray Hartmann à se pencher sérieusement sur ce qu’il devenait. Il était en passe de se transformer en quelqu’un que même lui n’aimait pas, et c’était dur de faire pire que ça.

Carol et Jess étaient revenues trois jours plus tard, et sept mois après, Ray Hartmann élevait de nouveau la voix. Cette fois, elles étaient parties à la campagne, chez la mère de Carol, et y étaient restées une semaine. Ray s’était rendu à une réunion des Alcooliques anonymes et avait entamé le programme en douze étapes. Il s’était rendu compte qu’il pouvait être la pire ordure, qu’il pouvait même être pire que la pire ordure, et il n’avait pas bu une goutte pendant presque un an.

L’incident qui avait précipité la séparation de Carol et Ray Hartmann s’était produit cinq semaines avant que celle-ci ne parte pour de bon, en décembre 2002. Ray avait travaillé tard, comme c’était généralement le cas lorsqu’une enquête était en préparation pour le bureau du procureur. Visceglia et lui étaient entrés en contact avec l’une des ex d’un prévenu, et celle-ci avait accepté de témoigner. Elle ne se droguait pas, n’avait pas de casier, ne se prostituait pas et ne travaillait pour aucune agence légale ou judiciaire ni pour aucun service de police ou de renseignements. C’était un don du ciel, un témoin parfait et exemplaire. Elle pouvait situer le prévenu en un lieu précis à un moment précis. Aucun doute qu’elle l’enverrait derrière les barreaux. Une myriade d’alibis bidon seraient démontés grâce à ses déclarations. C’était une femme solide, une bonne oratrice, et elle n’avait pas peur.

La veille du jour où Ray Hartmann et Luca Visceglia devaient présenter sa déclaration sous serment au grand jury, une déclaration qui lui aurait valu une protection policière, elle avait été retrouvée dans la chambre d’un motel à proximité de Hunters Point Avenue, près du cimetière Calvary. Cette femme de 39 ans, issue d’un milieu respectable, qui avait reçu une bonne éducation et n’avait jamais touché à un joint de sa vie, avait fait une overdose de cocaïne. Elle avait été retrouvée nue, une main et un pied attachés au cadre du lit, bâillonnée, avec divers sex toys éparpillés sur le matelas et un vibro dans le cul. Des prélèvements avaient révélé qu’elle avait eu des rapports vaginaux et anaux avec au moins trois hommes différents. Qui avaient été identifiés grâce à des prélèvements d’ADN et de cheveux. Ils avaient tous trois été interrogés séparément, et chacun avait raconté la même histoire. C’étaient des prostitués, ils avaient reçu un coup de fil au cours duquel on leur avait donné l’adresse du motel et promis mille dollars s’ils s’y rendaient un jour donné à une heure précise. Dans la chambre du motel, ils découvriraient une femme bâillonnée et attachée au lit. Elle aurait une taie d’oreiller sur le visage. Ce qu’elle voulait, c’était qu’ils la baisent, tous les trois, l’un après l’autre, d’abord normalement, puis qu’ils la sodomisent. Elle voulait qu’ils la malmènent un peu, qu’ils la traitent de pute et de salope, ce genre de chose, et lorsqu’ils auraient fini, ils devaient la laisser exactement telle qu’ils l’avaient trouvée. L’argent serait dans le tiroir de la table de chevet. Ces types étaient des prostitués. Ils voyaient et faisaient pire presque chaque jour que Dieu faisait. On était à New York. Ils avaient fait ce qu’on leur avait demandé, pris leur argent, et puis ils étaient repartis. Sans poser de questions, sans attendre de réponses. La personne qui avait organisé cette petite « fête » avait alors dû entrer dans la chambre et administrer la dose mortelle de cocaïne. Rien n’indiquait que la victime ne se l’était pas administrée elle-même ; elle avait après tout une main libre et aurait très facilement pu saisir une poignée de coke dans le petit sac muni d’un fermoir qui était posé sur l’oreiller à côté d’elle. D’ailleurs, il y avait des traces de cocaïne sur sa main, sous ses ongles, autour de sa bouche et de ses narines. C’était faisable. Ça aurait vraiment pu se passer comme ça.

Bref, de quelque manière que cela se soit passé, sa déclaration et son témoignage avaient été invalidés. En ce qui concernait le grand jury, c’était une cocaïnomane qui avait embauché trois prostitués pour se faire enculer dans un motel près du cimetière Calvary. Visceglia était fou de colère. La violence de sa rage devait se mesurer sur l’échelle de Richter. Alors, il était sorti et s’était soûlé. Et Ray Hartmann – conscient que c’était une connerie, en dépit des promesses larmoyantes qu’il avait faites à sa femme et à sa fille – l’avait accompagné. Le premier jeudi de décembre, au petit matin, il avait franchi en titubant la porte d’entrée de son appartement de Stuyvesant Town, aussi bourré qu’il était possible de l’être tout en restant conscient, et il s’était écroulé comme une masse sur le sol de la cuisine. Par chance, il était tombé sur le flanc, et non sur le dos, car peu avant que sa fille de 11 ans ne le découvre, il avait vomi. Et elle l’avait trouvé là, sur le lino, la tête dans une mare de vomi séché, et elle n’avait rien dit, n’avait pas essayé de le réveiller, elle avait juste rebroussé chemin jusqu’à la chambre de sa mère et l’avait réveillée.

Carol Hill Hartmann, prise d’une rage silencieuse, avait rempli un bol d’eau glacée et l’avait renversé sur la forme endormie. Son mari avait à peine remué. Au bout du compte, c’est à coups de pied dans les semelles qu’elle avait dû le réveiller, et quand, à demi conscient, il avait entrouvert un oeil chassieux et levé la tête vers elle, il avait bredouillé : « Fous-moi la paix, d’accord ? »

Jessica s’était mise à pleurer. Elle ne savait pas pourquoi, c’était arrivé comme ça, et même si elles n’avaient pas quitté la maison ce jour-là, même si elles n’avaient pas fait leurs bagages pour aller chez la mère de Carol, elles s’étaient entendues pour ne plus adresser la parole à Ray Hartmann pendant quatre jours. Elles avaient tenu parole et, malgré ses supplications, ses implorations, malgré les fleurs et les repas qu’il avait rapportés à la maison, malgré ses promesses de rester sobre jusqu’à la fin des temps, mère et fille avaient tenu bon.

Le lundi matin suivant, Ray Hartmann avait trouvé un mot sur le comptoir de la cuisine. Carol avait déjà emmené Jessica à l’école et il était seul à la maison. Le message était très simple. C’était Carol qui l’avait écrit, mais il avait été contresigné par Jessica.

Ray. Nous t’aimons toutes les deux. Tu es un bon mari et un bon père. Nous ne voulons pas vivre sans toi. Mais si tu te soûles encore une fois, nous t’abandonnerons. Nous avons nos vies, et l’homme que nous connaissons et aimons peut venir avec nous ou se soûler et devenir fou tout seul. À toi de décider. Carol. Jessica.

Lorsqu’il était rentré du travail ce soir-là, elles lui avaient parlé. Elles l’avaient interrogé sur sa journée. Elles avaient discuté entre elles et l’avaient inclus dans leur conversation comme si rien ne s’était passé. Le mot qu’elles avaient écrit se trouvait dans le portefeuille de Ray Hartmann, et il se forçait à le regarder chaque jour pour se rappeler ce qui était important dans sa vie. Il s’y était accroché, il s’y était réellement accroché jusqu’à ce que Noël arrive et que son monde professionnel s’écroule une fois de plus.

Noël était une sale période pour Ray Hartmann, ça l’avait toujours été, ça le serait toujours. Noël était une fête familiale et, même s’il s’était arrangé pour éviter le désastre et conserver sa famille, il prenait toujours un coup au moral quand décembre arrivait. Il avait jadis eu un père et une mère, un frère cadet qu’il adorait. Ils avaient été quatre et, maintenant, il n’y avait plus que lui. Pas une semaine ne s’écoulait sans qu’il pense au moins une fois à Danny. Deux gamins émerveillés et espiègles qui erraient dans les rues, jouaient des tours, remplissaient la maison de leurs rires et de leurs cris. Danny resterait à jamais un enfant dans l’esprit de Ray, et ce Noël-là, le Noël où tout s’était écroulé, c’était un enfant qui avait été à l’origine des problèmes.

Ray continuait de tenir sa promesse. Il avait toujours le mot que sa femme et sa fille lui avaient donné et qu’il avait recouvert de scotch pour éviter qu’il ne tombe en morceaux. Mais dès qu’il était question d’enfants, rien n’était plus pareil. Bien souvent, avant la naissance de Jess, il avait parlé à des gens qui avaient des enfants. « Je ferais n’importe quoi pour mes gosses, qu’ils disaient. Mes gosses sont la chose la plus importante dans ma vie. Si quelque chose arrivait à mes gosses, eh bien... » Et il écoutait, avec un certain intérêt peut-être, mais toujours objectif et quelque peu distant. Et quand Jess était arrivée, il avait compris exactement de quoi ils parlaient. Si une balle était tirée, vous vous interposiez pour la prendre à la place du gamin, aucun problème. Vous tueriez pour vos enfants, vous mourriez pour eux, vous respireriez pour eux au besoin, et il était impossible de partager ce genre de sentiment avec une personne qui n’avait pas d’enfants.

Les photos étaient arrivées le lundi 23 décembre. Ray était en congé pour Noël mais Visceglia l’avait rappelé. Le gamin, 7 ans, ne faisait que passer, il marchait dans Schermerhorn Street avec son père. Il tenait à la main un coffret des Power Rangers. Un cadeau de sa grand-mère que son père l’avait autorisé à avoir avant Noël car il avait aidé sa mère à faire le ménage quand sa grand-mère était rentrée chez elle. Le père s’en était tiré avec juste une balle dans la cuisse droite comme souvenir de la boutique de jouets. Le gamin s’en était pris deux en pleine poitrine, qui l’avaient démantibulé comme une poupée de chiffon.

Guerre des gangs. Vendetta familiale à cause de quelque minable histoire de jeu qui ne devait pas rapporter plus de cinq ou dix mille billets par semaine. Les tireurs avaient manqué leur cible et atteint des passants. Aucun témoin n’avait rien vu. Affaire close avant même d’être ouverte.

Après s’être rendu sur la scène de crime, Ray Hartmann était rentré chez lui avec le coeur brisé. C’était comme si ça avait été lui et Jess. Ou sa propre mère et Danny. Et il avait recommencé à se demander si ce qu’ils faisaient servait vraiment à quelque chose. Bien sûr que oui, mais sur le coup, tout ce qu’il voyait, c’était le cadavre du gamin, le père accablé par la douleur et le chagrin, les juges résignés qui lui disaient qu’ils ne pouvaient rien faire pour lui. Il n’avait pas bu ce jour-là. Il n’avait pas bu le lendemain, ni le surlendemain. La veille de Noël, il avait bu une bière à la maison, et même Carol n’avait pas bronché. Noël s’était bien passé, c’était une journée pour la famille et rien d’autre, et en ouvrant ses cadeaux, Jess avait dit à ses parents qu’elle les aimait plus que tout au monde, et lui avait songé qu’il allait réussir à s’en sortir, à devenir le genre d’homme qu’il voulait être.

Le matin du 28, Carol et lui s’étaient engueulés. Pour rien, vraiment, une bêtise. Elle lui avait demandé de passer l’aspirateur dans le salon. Il avait répondu qu’il le ferait plus tard. Elle lui avait redemandé au bout d’une demi-heure et il avait sèchement répliqué : « J’ai dit que je le ferai plus tard ! » A quoi elle avait répondu : « On est plus tard, Ray... tout ce que je te demande c’est de m’aider dix minutes à remettre de l’ordre dans cette foutue maison ! » Ray avait pris la mouche, ils avaient échangé d’autres mots, puis il était sorti. Il avait juste enfilé ses chaussures et sa veste et il était sorti. Plus tard, en y repensant, il se demanderait s’il n’était pas déjà à cran. Ce matin-là, il avait reçu un e-mail de Visceglia lui demandant s’il pouvait venir passer quelques heures au bureau le lendemain. Il n’avait pas répondu, n’avait pas voulu répondre, même s’il savait qu’il le ferait avant la fin de la journée. Il n’avait pas le choix. Son boulot était ainsi. C’était une vocation, un sacerdoce, pas juste un salaire. Peut-être que c’était ça. Ou peut-être qu’il était toujours affecté par la mort de ce gamin, ce gamin dont il n’arrivait pas à s’ôter le nom de l’esprit. Depuis Noël, il avait passé ses nuits à penser à ses parents, au fait qu’ils n’oublieraient jamais ce Noël. Le père avait emporté le coffret des Power Rangers dans l’ambulance. Il n’avait pas pu ramener son fils à la maison, alors il avait rapporté le cadeau de la grand-mère. L’emballage était tellement déchiré qu’on pouvait voir ce qu’il y avait à l’intérieur et il était zébré par une fine éclaboussure de sang. Ray s’était demandé ce que le père en ferait. Comment garder un truc comme ça ? Que ressentirait la mère du garçon en le voyant ? Et lui, Ray, que dirait-il si elle venait lui demander ce qu’il comptait faire à propos des assassins de son fils ?

Au cours des mois à venir, Ray Hartmann aurait bien souvent l’occasion de repenser à ces événements. Il avait attendu de se calmer avant de rentrer chez lui. C’était un moment rare, il pouvait passer plusieurs jours d’affilée en famille, et il était là à se comporter comme un enfant gâté sous prétexte que Carol lui avait demandé de passer l’aspirateur. Il avait décidé de s’arrêter boire juste une bière dans un bar à trois rues de chez lui. Il avait perdu la notion du temps, discuté avec le barman, regardé la fin d’un match à la télé. Il avait même fait deux parties de billard avec un certain Larry, qui lui avait payé une bière, puis une autre, et ça aurait été franchement grossier de décliner, et puis merde, c’était Noël, et à quoi servait Noël si on ne pouvait pas s’amuser un peu ?

Peu après 1 heure du matin, Ray Hartmann avait franchi la porte de sa maison en trébuchant et rampé le long du couloir. Carol l’attendait. Jessica aussi. Elles étaient toutes deux habillées. Et c’est alors qu’il s’était mis à brailler ; qu’il avait levé le poing et défoncé la porte du placard de la cuisine. Et quand Carol était passée devant lui en le bousculant et qu’il s’était cassé la figure, quand sa femme et sa fille s’étaient mises à lui hurler dessus, lui ordonnant de s’en aller et de ne jamais revenir, tout ce qu’il avait réussi à faire, c’était lever sa main amochée et en sang pour tenter de les faire taire. Mais il avait saisi le message, il était parti et il avait parcouru sept pâtés de maisons jusqu’aux urgences pour se faire nettoyer et panser la main. Cette nuit-là avait été la fin d’une chose et le commencement d’une autre. Il avait loué l’appartement à Little Italy, Carol et Jess étaient restées à Stuyvesant Town. Cette nuit avait été celle où Ray Hartmann avait cessé de boire pour de bon. Il n’allait pas aux réunions des Alcooliques Anonymes, il n’avait même pas entamé le programme en douze étapes, il avait juste décidé d’arrêter, et c’était peut-être la décision la plus solide et la plus définitive qu’il avait prise de sa vie. Il s’y était implacablement tenu, et au soir du 28 août, alors qu’il était séparé de sa femme et sa fille depuis huit mois jour pour jour, Ray Hartmann n’avait pas retouché à une goutte d’alcool. Il s’était convaincu qu’il y avait un moyen de récupérer sa famille, mais que pour y arriver il devait rester sobre, bosser dur, être honnête et attentionné.

Cet état d’esprit lui avait bien rendu service au boulot, car le boulot était ce dans quoi il s’était plongé à corps perdu, et son bureau, aussi étroit et exigu fût-il, son bureau dont chaque mur était recouvert d’un tableau sur lequel étaient punaisés des photos et des plans et des détails de scènes de crime, était l’endroit où l’on pouvait d’ordinaire le trouver, souvent tard le soir, parfois aux petites heures du matin.

Le matin du vendredi 29 août, il reçut un coup de fil dans ce même bureau.

« Ray ?

— Carol ? demanda-t-il d’un ton surpris, craignant qu’elle n’ait une mauvaise nouvelle à annoncer.

— Comment vas-tu ?

— Ça va, Carol, ça va. Comment va Jess ?

— Bien, Ray, elle va bien. Tu lui manques et c’est pour ça que je t’appelle. »

Ray demeura silencieux. Il avait appris à parler quand on le lui demandait et, le reste du temps, il fermait sa grande gueule d’abruti.

« Samedi en huit, le 6 septembre, tu peux nous retrouver dans le parc de Tompkins Square à midi. On ira déjeuner ensemble et tu pourras voir Jess, d’accord ? Ray Hartmann fut une seconde abasourdi.

« Ray ? Tu es là ?

— Oui, bien sûr... oui, je suis là. C’est génial. Merci. Merci, Carol.

— Tu viens à cause de Jess, pas à cause de moi. J’ai besoin de plus de temps. Je suis contente d’avoir pu rester seule, et j’ai réfléchi à beaucoup de choses. Si toi et moi devons nous remettre ensemble, alors nous avons un certain nombre de choses à régler. Pour le moment, tout ce qu’on fait, c’est qu’on gagne un peu de temps pour Jess, tu comprends ?

— Oui, bien sûr, je comprends.

— Alors, sois là, samedi à midi, et si ça se passe bien, peut-être qu’on pourra commencer à discuter de ce qu’on va faire ?

— D’accord, bien sûr, bien sûr.

— Alors, à samedi, OK ?

— OK, Carol... J’y serai. »

Puis elle raccrocha, et Ray Hartmann resta là avec le combiné qui lui grésillait dans l’oreille, les yeux pleins de larmes, une espèce de sourire idiot lui barrant le visage.

Il avait toujours la même tête lorsque Luca Visceglia ouvrit la porte du bureau et se tint face à lui avec une expression que Ray Hartmann n’avait que trop souvent vue.

Annexe administrative B du bureau du procureur de New York, 9 h 16, vendredi 29 août, et derrière Visceglia, se tenaient trois hommes vêtus de costumes sombres, chemises blanches, cravates sombres, qui tous arboraient la même expression : une expression qui indiquait à Hartmann que sa vie et le boulot allaient encore se télescoper, même si à cet instant, réjoui à l’idée que sa femme allait peut-être lui reparler, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils allaient dire, ni de l’endroit où leurs paroles le mèneraient. Ces gens, quels qu’ils soient, l’avaient trouvé, et beaucoup trop facilement semblait-il ; il était apparemment le seul Ray Hartmann de toute la base de données des employés fédéraux à Washington, et cette base de données n’avait été que la seconde qu’ils avaient consultée.

Une heure plus tard, toutes les couleurs seraient différentes, les sons et les images aussi, et Ray Hartmann longerait Flatbush Avenue dans une berline grise banalisée en direction de l’arsenal de Brooklyn, où l’attendrait un hélicoptère qui le mènerait, lui et trois agents du bureau du FBI de New York, à l’aéroport. Quelques heures plus tard, il serait chez lui, à La Nouvelle-Orléans, et bien que La Nouvelle-Orléans fût le dernier endroit sur terre où il aurait voulu aller, il n’avait pas le choix.

Le monde était venu chercher Ray Hartmann et le monde avait réussi à le trouver.

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